J'ai appelé Art sombre ce courant artistique qui traverse les âges et qui a pour thématique principale l'être et sa finitude. L'Art sombre est l'expression d'un profond désarroi face à la condition humaine (au drame humain), une tentative d'exprimer l'indicible. C'est un cri qui se perd dans la nuit des temps, une sorte de vibration tragique qui ne pouvait me laisser insensible.
C'est donc de l'Art sombre que je fais depuis de nombreuses années et il n'est pas simple de faire accepter ce genre de travail, la plupart de mes contemporains préférant montrer des oeuvres qui ne dérangent pas. J'ai été refusé dans beaucoup d'endroits, rarement montré et jamais compris. Peut-être que ce texte permettra de mieux appréhender mon travail à la lueur du concept d'Art sombre.
L'Art sombre n'est ni de l'art décoratif, ni du papier peint, ni du ludique, cette grande tendance de l'art contemporain. Ce n'est pas non plus un art pseudo-conceptuel, que j'appelle l'art du Plateau, en référence à un lieu d'exposition à Paris, haut lieu de l'académisme institutionnel (une sorte d'art de l'état) où les décideurs sortent tous des mêmes écoles et ont été formatés à un seul type d'art... dit conceptuel (Concept tout à fait intéressant dans les années soixante). Un art aseptisé où tout est dans la démarche de l'artiste, pas dans ce qu'il montre. Bref un art où il n'y a rien à voir ni à sentir.
Non, l'Art sombre est en dehors d'une mode, d'une tendance. Il prend ses racines dans la nuit des temps, avec une certitude, notre finitude. Il montre d'une façon belle ce que d'aucun trouve laid. C'est un esthétisme du néant qui dérange et fait vaciller notre conception du monde. L'art sombre est directement signifiant et on le prend de plein fouet (Je pense en particulier à Joël-Peter Witkins). l'Art sombre est dérangeant, déroutant, il montre des choses que la plupart des gens ne veulent pas voir.
Nombreux sont les exemples d'Art sombre à travers les âges. De l’Égypte au Moyen-âge avec les sarcophages, les remarquables portraits funéraires du Fayoum, les gisants, les transis, les cénotaphes. Du Caravage à Bacon en passant par Goya, Van Gogh, Munch. Tinguely, Boltanski, Joël-Peter Witkins (que j'ai déjà cité), Andres Serrano, Bill Viola. De la musique classique à la musique contemporaine: les Requiem, Mozart, Bartók, les opéras de Puccini. Ligeti, Penderecki. Dans la littérature avec Shakespeare, Maupassant, Edgar Poe, Kafka, Lautréamont, Sade, Baudelaire et plus récemment Sartre, Philip K. Dick. Il y en a bien sûr beaucoup d'autres, je n'ai cité que ceux qui m'ont le plus marqué.
Au départ, religieux et ésotérique, l'Art sombre s'est petit à petit éloigné du spirituel pour devenir existentiel. Ici, pas de dieu, d'entité quelconque, pas d'âme, mais juste nous, êtres humains de chair et de sang. Notre corps et notre esprit ne font qu'un et nous périrons ensemble. Nous sommes constitués d'atomes qui se séparerons quand nous mourrons, rien de plus.
Très jeune, j'ai été hanté par l'idée de la mort et surtout celle de mes parents. En prenant conscience de cette réalité, cette pensée provoquait en moi un vertige immense, presque nauséeux tant la conscience était absolue, sans échappatoire. Je sombrais en moi même, effaré par une telle possibilité, la mort de mes parents ! Je devais avoir cinq ou six ans et la peur accompagnait ma nuit.
Cette profonde conscience de notre disparition à venir et ma non-croyance dans un quelconque échappatoire spirituel, m'a amené vers l'idée de l'art comme moyen de survivre. J'étais fasciné par les livres de mon père sur l'art, cet art parfois si ancien et qui avait réussi à parvenir jusqu'à nous alors que leurs créateurs étaient morts depuis longtemps. Il y a une grande beauté tragique dans ces œuvres qui nous viennent du fond des âges.
C'est au fur et à mesure que j'ai vraiment pris conscience que je participais de l' Art sombre à travers mes différentes productions, quarante ans de travail et l'art sombre est partout... Dans mes photos : les portraits scanner, les natures mortes, les morcelés, mes vidéos et installations : Images brutes, Vertige, Les destructions, La chute, Micro-ondes Micro-bombes, Le chant de la forêt (où la forêt est détruite par des tronçonneuses) Les Broken toys, Les chromatismes crâniens, et surtout Les portraits lents qui en sont le parfait exemple.
Tout mon travail artistique a tourné autour de ces thématiques : interrogation sur la problématique de la réalité, prise de conscience du moi et de sa finitude, destruction, disparition, mort ! L'Art sombre est une tentative de maintenir le vivant, d'essayer de survivre à travers l'art. L'art sombre n'est pas négatif, il est une claire conscience, dénuée de toute problématique religieuse et d'âme. Cette prise de conscience par l'art est indispensable à l'évolution de notre société pour échapper à l'emprise des vendeurs de rêves... Nous devons voir ce qui est et non pas imaginer ce qui pourrait être! Malheureusement, je pense que nous allons dans le sens inverse le retour vers l'obscurantisme.
Loïc Jugue août 2020
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